Georges Corm: « Le nouveau gouvernement du monde »

Publié le par le blog de Sassia

 

Extraits

Par Georges Corm

Une autre dimension essentielle de la nouvelle bureaucratie mondialisée est la multiplication de par le monde des centres de recherche « indépendants », ou think tanks. Le phénomène est parti dans les années 1980 des États-Unis, où la révolution néoconservatrice les a utilisés avec succès pour diffuser son idéologie, sous couvert de la légitimité donnée par la recherche académique et la présence en leur sein de nombreux universitaires ou d’anciens hauts fonctionnaires. En 2008, on en comptait quelque 5 465, répartis dans 169 pays (1). La plupart d’entre eux ont été créés à partir des années 1970. La majorité de ces think tanks (3 080, soit 56,4 % du total) est située en Amérique du Nord (34,3 %) et en Europe de l’Ouest (22,1 %). C’est ainsi que les États-Unis disposent de 1 777 centres de recherche, dont 90 % ont été créés après 1951 et 58 % depuis 1993 ; leur nombre a doublé depuis 1980, avec la dernière étape de la guerre froide, l’effondrement de l’URSS et la transition des économies socialistes à l’économie de marché. La Grande-Bretagne, avec 283 centres, arrive au second rang après les États-Unis. En fait, ces deux pays abritent 37,7 % du nombre total de think tanks dans le monde. L’Allemagne est le troisième pays par le nombre de centres créés, qui s’élève à 183.

Ces institutions s’intéressent principalement aux questions politiques et économiques, en particulier à l’évolution du système de puissance international et à la promotion de la démocratie et de l’économie de marché. Sous la présidence de Ronald Reagan aux États-Unis, ils ont acquis une importance majeure pour faire rayonner l’idéologie néoconservatrice dont il était le héraut, notamment à travers l’Heritage Foundation – que George W. Bush maintiendra, tout en s’appuyant également sur l’American Enterprise Institute for Public Policy Research (créé en 1943). Sous la présidence de Bill Clinton, c’est la Brookings Institution, proche des milieux libéraux, qui gagnera en influence. Ces institutions, vecteurs privilégiés des grands courants idéologiques anglo-saxons diffusés dans le monde, ont joué un rôle essentiel dans l’institutionnalisation du pouvoir mondialisé.

Elles disposent en général de budgets annuels conséquents. Le plus élevé est celui de la Rand Corporation, qui sert de bureau d’études au Pentagone, avec 283 millions de dollars en 2008, ceux des autres variant en général entre 5 et 40 millions de dollars. Comme pour les institutions intergouvernementales précédemment évoquées, la plupart d’entre elles se veulent « globales », leurs champs de recherche couvrant le monde entier, ce qui les a amenées à s’implanter dans de nombreux pays ou à y entretenir des correspondants locaux. Elles peuvent ainsi facilement organiser presque partout dans le monde des séminaires sur des sujets chers à leurs apporteurs de financement. Et elles font travailler des milliers de chercheurs de toutes nationalités, qui inscrivent leurs travaux sur commande dans le moule du langage de la mondialisation et dans l’agenda des préoccupations internationales. Dans les pays du tiers monde où sévit le chômage des universitaires, ces institutions gagnent de cette façon la fidélité de ceux d’entre eux qu’elle met au travail et qui peuvent ainsi se faire connaître.

Elles peuvent également accroître leur réputation par des études sur l’environnement, la santé, l’agriculture, les questions militaires, la corruption, les libertés individuelles, la liberté de la presse, les droits de la femme, etc. L’action des think tanks rejoint à cet égard souvent celle des grandes ONG internationales, comme Human Right Watch, Amnesty International ou Transparency International, devenues incontournables par l’écho international de leurs rapports annuels. Ces rapports, qui s’ajoutent à ceux relatifs aux classements des performances des États et des économies, au cœur de l’idéologie de la mondialisation, sont devenus des instruments d’influence assez redoutables, souvent exploités par les champions médiatiques de la libéralisation des marchés et d’une certaine idéologie des droits de l’homme.

Il faut donc aussi décrire ici brièvement l’armée des ONG et de leurs adhérents, de leurs soutiens financiers, ainsi que les dizaines de milliers de personnes qui y travaillent. Certes, comme dans la bureaucratie onusienne, on y trouve dans la plupart des cas un réservoir de dévouement humanitaire admirable. Comme pour les think tanks, les travaux des ONG peuvent parfois donner lieu à des documents remarquables. C’est en particulier le cas pour les études à connotation contestataire des formes actuelles de la mondialisation ou qui en dénoncent les aspects les plus choquants. Mais un grand nombre d’ONG ne sont aussi que des émanations des gouvernements ou de certains groupes de pression (2). Tout comme les think tanks, elles sont dans ce cas des agents d’influence de courants idéologiques, des instruments d’information et d’infiltration, notamment dans leur action dans les pays en développement ou dans les pays libérés du joug soviétique.

En particulier, les ONG qui s’occupent des droits de l’homme et de leur promotion sont souvent discrètes ou silencieuses sur les méfaits de certains régimes politiques alliés des États-Unis et de l’Europe. Elles peuvent en revanche être très agressives par rapport aux régimes qui s’opposent aux politiques menées par ces pays dominants ou qui leur font concurrence. On peut ici se contenter de citer le contraste entre les attaques subies par la Chine de façon continue pour ses violations des droits de l’homme et la discrétion extrême sur des grands alliés des États-Unis, tels que l’Arabie saoudite, Israël, l’Égypte ou le Pakistan, et autrefois les dictatures sanguinaires d’Amérique latine. Aussi, même lorsqu’elles sont contestataires des formes actuelles de la mondialisation, ces ONG sont entraînées à développer ces réseaux transnationaux qui mobilisent des milliers de personnes dans une dynamique qui n’est pas inscrite dans un espace géographique donné et ne participe pas à un effort de retour à la cohésion économique et sociale interne de cet espace désarticulé.
Faute d’une définition universellement acceptée, on ne dispose pas d’une statistique fiable du nombre d’ONG dans le monde. Le Centre tricontinental (Cetri), une ONG altermondialiste belge, en a recensé quelque 50 000 en 1998 (3). Un chiffre qui rejoint celui donné par la World Association of Non-Governmental Organizations (Wango), qui estimait en juin 2010 à 49 695 le nombre des ONG les plus importantes (4), dont près de 48 % étaient situées en Amérique du Nord et 36,2 % en Europe (5), soit 84 % pour ces deux régions au cœur de la dynamique de mondialisation ; environ 10 % des institutions identifiées s’occupaient de questions de développement, 4 % de questions d’environnement. Dans son étude précitée de 2004, Samy Cohen a fait état quant à lui de l’estimation de l’Union des associations internationales (sise à Bruxelles) : 38 000 ONG, dont près de 2 000 accréditées auprès du Conseil économique et social des Nations unies (Ecosoc) (6).

Il est vrai que les informations disponibles confondent souvent ONG et think tanks, qui peuvent avoir, notamment en Europe, le même statut. Aux États-Unis, une base de données, Guide Star, a ainsi répertorié à la date de consultation du site (février 2010) quelque 1,8 million associations américaines sur la base de leur statut d’exemption d’impôt sur les bénéfices, employant 6,6 millions de personnes (7). Mais il s’agit aussi bien d’ONG stricto sensu que de think tanks, d’œuvres de charité, de paroisses religieuses, d’instituts d’études ou de fondations. C’est dire en tout cas l’importance du phénomène dans ce pays phare de la mondialisation, qu’il irrigue ainsi par de nombreux canaux. Car si la grande majorité de ces institutions se limitent aux problèmes nationaux ou locaux américains, nombre d’ONG aux États-Unis ont aussi une vocation internationale portant sur des régions ou des pays déterminés (Europe orientale, Moyen-Orient, Inde, Afghanistan, Cisjordanie, Soudan…) ou sur des thèmes internationaux (terrorisme, conflits géopolitiques et guerres, islam) : 151 539 d’entre elles s’y consacrent, dont 23 968 s’intéressent aux questions de développement et 5 691 aux droits de l’homme.

Bien sûr, beaucoup d’ONG, pas toujours inscrites dans ces répertoires, s’inscrivent dans le courant altermondialiste, mais elles restent minoritaires. Elles sont d’ailleurs elles-mêmes souvent « globalisées », ce qui n’est pas sans conséquence sur la dynamique même de la contestation.

 

 

Notes:

(1) The Think Tanks and Civil Societies Program 2008. The Global « Go-To Think Tanks », James G. McGann (dir.), université de Pennsylvanie, Philadelphie, 2009. Toutes les informations et données statistiques citées ici sont tirées de ce rapport, disponible sur le site www.foreignpolicy.com.
(2) Voir à ce sujet l’analyse très lucide de Samy Cohen, « Les ONG sont-elles altermondialistes ? », www.ceri-sciences.po.org, mars 2004.
(3) Les ONG : instruments du néolibéralisme ou alternatives populaires, Centre tricontinental et L’Harmattan, Paris, 1998. Voir aussi son site, www.cetri.be.
(4) www.wango.org. Toutefois, cette base de données ne prétend pas avoir répertorié toutes les ONG dans le monde, mais seulement celles jugées suffisamment importantes.
(5) Il est intéressant de constater que le nombre d’ONG recensées par Wango est plus de deux fois supérieur en Europe de l’Est qu’en Europe du Nord (8 302 contre 4 556), ce qui atteste du rôle important joué par ces institutions dans la transition des régimes politiques de ces pays vers des économies de marché et le pluralisme politique.
(6) « Les ONG sont-elles altermondialistes ? », Samy Cohen, loc. cit.
(7) www2.guidestar.org. Le site www.devdir.org propose quant à lui une série d’annuaires par grandes régions géographiques (Amérique du Nord, Amérique latine, Europe, Asie et Moyen-Orient, Afrique, Océanie), classant les ONG en neuf secteurs d’activité, avec mention de leurs adresses postale et web, mais sans chiffrage de leur nombre par région ou secteur d’activité.

 

Sources :

Atlas info

www.editionsladecouverte.fr

 

 


 

  Propos recueillis par Pascal Boniface

 

Dans votre dernier livre Le nouveau gouvernement du monde, vous définissez le terme mondialisation comme « l'émergence d'un pouvoir absolu de nature politique aussi bien qu’économique, sociale et culturelle qui s'appuie sur une vaste bureaucratie mondialisée ». Il y a peu d'anciens ministres des finances qui donnent une telle définition !

C’est aussi bien mon expérience de ministre des Finances d’un petit pays comme le Liban que mon expérience d’expert auprès d’organisations internationales de financement qui m’a fait aboutir à cette conclusion. Le nouveau mode de fonctionnement du monde est constitué d’un pouvoir qui est mondialisé au sens où si l’on ne se plie à ses règles on est ostracisé ou combattu avec virulence et d’une économie qui est globalisée, c'est-à-dire ouverte à tous vents. Dans ce contexte, peut s’exercer ce que l’on appelle la dictature des marchés, c'est-à-dire celle des grands spéculateurs financiers, celle des agences de notation et des principaux médias économiques. Résister à cette machine mondialisée politiquement et globalisée économiquement est une entreprise fort difficile pour un responsable économique où que ce soit. Il faut bien se faire voir de cet énorme pouvoir mondial bureaucratisé et, pour cela, il convient d’accepter toutes les surenchères monétaristes et néolibérales, sous peine d’être « sanctionné » par « le marché ». Il y a une formidable concentration de pouvoir politique, financier et économique, mais aussi médiatique, aux mains de quelques dirigeants politiques ou économiques et directeurs d’agences de financement et de fonds de placements et de banques. C’est dans ce contexte que se délitent les formes traditionnelles d’Etats démocratiques et que la cohérence des espaces économiques s’effondre sous le coup des délocalisations et des mouvements migratoires.


Vous êtes particulièrement sévère avec l'accroissement des dépenses publicitaires. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Je suis sévère pour la société de consommation ou la société des objets qui est à la base de tous les dérèglements sociaux et économiques, mais aussi environnementaux. C’est une question qui a été remarquablement traitée par des sociologues français, comme Gabriel Tarde dès la fin du XIXè siècle ou Jean Baudrillard il y a quarante ans, ou encore aux Etats-Unis par l’économiste aujourd’hui oublié, John Dusenberry qui a théorisé « l’effet d’imitation ». La quantité de biens consommés est un statut de prestige et un but en soi. L’« industrie publicitaire » est le bras armé de ce système qui nous emprisonne. Il coûte 400 milliards de dollars par an qui sont payés par les victimes du système, c'est-à-dire les consommateurs de produits souvent parfaitement inutiles ou parfaitement interchangeables. Vous imaginez ce qui pourrait être accompli avec cette somme dans le domaine des protections sociales qui se réduisent partout comme une peau de chagrin sous l’effet de l’idéologie néolibérale qui a réussi à donner une grande légitimité aux recettes économiques et financières les plus aberrantes, celles même qui ont conduit à la crise qui a frappé les pays anciennement industrialisés où s’est développée cette idéologie. Ce n’est pas un hasard que les autres pays nouvellement émergents aient été beaucoup moins frappés par la crise et même qu’ils aient contribué à l’atténuer.


Selon vous, la mis en scène de la question sécuritaire a surtout pour objet de brouiller les enjeux de la remise en cause du pouvoir mondialisé et de masquer la multiplication des situations de détresse socio-économique.

Oui, rien n’a été plus propice au démantèlement de l’Etat de droit et de « providence » sociale que la grande peur suscitée par les questions sécuritaires dans un contexte idéologique largement préparé par l’idéologie du choc des civilisations, popularisée par le livre de Samuel Huntington qui ne fait que reprendre des thèmes éculés sur les risques de « déclin de l’Occident » face à l’Orient. Au thème de la subversion communiste a succédé celui du danger de « l’islamo-fascisme » dont George Bush fils avait fait son leitmotiv quasi quotidien. En voulant répondre à la thèse de Huntington en préconisant le dialogue des civilisations, des religions et des cultures, on n’a fait que confirmer que ce sont ces dernières qui sont fautives et non point les ambitions impériales, les passions ou le désir de puissance. Du côté de l’Orient musulman, la montée du fondamentalisme est résultée de plusieurs facteurs, dont l’instrumentalisation des trois monothéismes au cours de la Guerre froide pour lutter contre l’extension du communisme, mais aussi la perpétuation de l’hégémonie américaine et les occupations militaires qu’elle a entrepris en Irak et en Afghanistan, sans parler du comportement israélien dans les territoires palestiniens occupés et l’appui que reçoit Israël des Etats-Unis et des gouvernements européens. Dans ce contexte, comment penser vraiment aux changements massifs qui sont opérés dans la distribution des revenus à l’échelle mondiale comme à l’intérieur de chaque Etat et qui justement a permis l’émergence de ce redoutable pouvoir mondialisé et globalisé et de son implacable bureaucratie.


Vous indiquez que le Forum Social Mondial a été partiellement victime de ce brouillage, les revendications identitaires des groupes activistes se mêlant parfois aux revendications socio-économiques des ONG.

Oui, dans la mesure où des revendications identitaires justes en soi ou des réclamations de compensation pour de graves injustices historiques (l’esclavage et le colonialisme notamment) se mêlent aux revendications d’une globalisation plus juste ou différente ou réformée. Je pense que les deux questions doivent rester séparées, même si l’on peut penser de façon légitime que tout est lié, puisque la globalisation actuelle est bien le fruit de la colonisation du monde par l’Europe à partir du XVIe siècle. Mais je pense aussi que nous ne faisons pas assez appel au patrimoine d’éthique économique et sociale que contiennent les deux monothéismes chrétien et musulman et qui est très riche et qui se ressemble, car l’affirmation religieuse identitaire est devenue prépondérante sur le mode fondamentaliste : des soi-disant « valeurs judéo-chrétiennes » étant opposées des deux côtés de la Méditerranée à des dites « valeurs arabo-musulmanes », ce qui confirme à nouveau la thèse fantaisiste de Huntington qui fait diversion aux vrais problèmes.


Vous vous êtes prononcé pour une déconnexion vis-à-vis des grands médias qui sont partout la projection dans le monde du système du pouvoir mondialisé ?

Pas exactement. Mon ouvrage examine toutes les pistes, des plus radicales au plus réformistes, pour mettre des freins à cette nouvelle forme de gouvernement du monde qui provoque tant de bouleversements, de fractures et dislocations. En fait, je plaide pour que nous repensions les cohérences spatiales qui ont été mises à mal partout. Des contrepouvoirs de type démocratique doivent être ancrés dans des réalités spatiales cohérentes et donc il faut examiner quelles sont les déconnexions qui pourraient être progressivement faites de l’économie globalisée et de sa dictature de marché sans bien sûr entraver les progrès techniques et scientifiques. Je passe en revue dans l’ouvrage les balbutiements de nouvelles expériences d’économie solidaire ancrées dans des régions géographiques. Je ne partage pas l’optimisme aveugle du sociologue allemand Ulrich Beck (dans « Pouvoir et contrepouvoirs à l’heure de la mondialisation ») que le mouvement altermondialiste va devenir un contrepouvoir efficace et je partage plus tôt l’inquiétude du philosophe, lui aussi allemand, Jürgen Habermas pour qui, jusqu’ici, les conquêtes démocratiques se sont faites grâce à l’émergence de l’Etat-nation. Le déclin de cette structure sous le coup de la mondialisation doit nous amener à rechercher activement les voies d’un rétablissement de nouvelles cohérences spatiales sur lesquelles bâtir des économies peut être moins riches, mais plus justes et conviviales que ne l’a fait la globalisation telle qu’elle a fonctionné jusqu’ici. Il faut ici cesser d’être dans des querelles dogmatiques et idéologiques dépassées (entre socialisme et capitalisme) pour ouvrir de nouvelles pistes de réflexion et d’action efficace, faisant reculer l’idéologie néolibérale si perverse, et avancer dans une réflexion plus systémique sur les impasses dans lesquelles nous mène la globalisation financière et économique, ainsi que les aberrations de la société de consommation. C’est le but que je me suis donné dans ce livre. Dans ce cadre, ne pas se laisser intoxiquer par ce que nous disent les grands médias au service du nouveau gouvernement du monde est une exigence qui va de soi.

Source : http://pascalbonifaceaffairesstrategiques.blogs.nouvelobs.com/tag/georges+corm

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